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Privatisations : déclin de l’État interventionniste ou « épouvantail à moineaux » ?

Louis Gallois, ancien président de la SNCF, à propos de la perspective de la privatisation de l’entreprise : « [les syndicats doivent] arrêter de se faire peur avec des épouvantails à moineaux »

Article rédigé en 2019

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« La privatisation de la SNCF (Société nationale des chemins de fer français) n’est envisagée par personne », déclarait en 2007 l’ancien président de la SNCF, Guillaume Pepy. S’il est vrai que les 3 établissements publics à caractère industriel et commercial (EPIC) qui composaient la SNCF ont pris, au 1er janvier 2020, la forme de sociétés anonymes (SA), il serait pour autant faux d’affirmer qu’ils ont été « privatisés ». Même si la notion peut sembler contreintuitive, la transformation d’une entreprise publique en société anonyme – par définition de droit privé, comme c’était le cas pour la SNCF, ne fait pas, à proprement parler, d’une telle entreprise une entreprise privée ; par suite, elle n’est pas « privatisée ». Il convient alors de bien définir les termes du sujet pour évacuer d’emblée toute confusion.

La privatisation renvoie, en droit administratif, à deux réalités connexes. La première acception du terme désigne le procédé par lequel une collectivité publique transfère à un opérateur privé la gestion d’un service public par le procédé de la délégation de service public. La deuxième, celle qui est en l’occurrence discutée pour des entreprises comme la SNCF ou l’ancienne France Télécom, consiste, pour une ou des collectivités publiques, à transférer le contrôle effectif de l’entreprise au secteur privé, notamment par le transfert d’actions ou d’actifs[^1]. La privatisation ne doit ainsi pas être confondue avec la notion de « respiration du secteur public », qui consiste, pour les collectivités publiques, à transférer une part du contrôle d’une entreprise publique à des acteurs privés, tout en restant son actionnaire principal[^2].

La sociétisation est souvent concomitante à la privatisation, mais sociétisation n’emporte pas, par elle-même, privatisation[^3]. Elle s’entend comme le fait de transformer une entreprise de droit public – par exemple les EPIC SNCF – en structure de droit privé – pour les EPIC SNCF, en sociétés anonymes. C’est ainsi que, comme précédemment souligné, les établissements SNCF ont été transformés en sociétés anonymes, sans que pour autant ne soit transféré le contrôle effectif du groupe à des acteurs privés. L’État reste, en l’espèce, l’actionnaire unique de ces sociétés, et elles restent ainsi des « entreprises publiques ».

Si les deux notions sont bien distinctes, elles puisent toutes deux leur intérêt dans la recherche de la maîtrise de la dépense publique. Ainsi, la sociétisation de la SNCF a pour but avoué de ramener les comptes du groupe à l’équilibre, en lui appliquant des règles de gestion privées. France Télécom, quant à elle, a été totalement privatisée, puisque l’État est devenu, en 2004, actionnaire minoritaire d’Orange, qui lui succède[^4]. Enfin, le groupe La Poste est un cas d’école de « respiration du secteur public » : l’État reste l’actionnaire majoritaire, mais le groupe, après avoir été sociétisé, s’est ouvert aux capitaux privés.

La notion « d’ouverture à la concurrence » mérite également d’être précisée dans le cadre de ce propos liminaire. Davantage politique qu’économique, elle consiste, comme son nom l’indique, à permettre à des opérateurs économiques privés de s’insérer sur un marché traditionnellement monopolisé par le gestionnaire d’un service public industriel et commercial (SPIC). En France, les activités de réseau ont fait l’objet d’une telle ouverture ; EDF (Électricité de France) et La Poste par exemple, évoluent ainsi désormais sur des marchés concurrentiels.

Toutes ces réalités économiques et juridiques semblent participer d’un même mouvement de libéralisation aux facteurs multiples. Les privatisations, pensées comme modalité de la « concurrence libre et non faussée », visent à faire baisser les coûts d’exploitation des services publics pour la collectivité, à faire baisser les prix pour les usagers, et à permettre aux entreprises d’innover. Elles ont été massives depuis 1986, puisque 1 500 sociétés environ ont fait l’objet d’un tel transfert, accompagnées de plus d’un million de salariés[^5].

Pour étudier le phénomène de la privatisation sous l’angle juridique, il nous faudra distinguer la privatisation des SPIC (I), davantage encadrée que la privatisation des entreprises publiques évoluant sur un secteur concurrentiel (II).

I. La Constitution, rempart à la privatisation des services publics

Les normes constitutionnelles encadrent précisément les nationalisations et les privatisations. A travers la notion de « service public national », le bloc de constitutionnalité fait rempart à la privatisation de certaines entreprises (A). Mais cette notion semble fragilisée, tant par la jurisprudence du Conseil constitutionnel, que par la lettre de la Constitution elle-même (B).

A. La consécration législative des biens et entreprises de la collectivité : les « services publics nationaux »

Aux termes du préambule de la Constitution de 1946 en son neuvième alinéa, est posé le principe selon lequel « tout bien, toute entreprise dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité. » Avec sa décision « Liberté d’association »[^6], le Conseil constitutionnel a donné une valeur pleine et entière au préambule de la Constitution de 1958, et, par ricochet, au préambule de 1946 ; cette norme est donc parfaitement intégrée au droit positif. Il a réaffirmé, dans une décision n°86-207 DC des 25 et 26 juin 1986, que de tels services publics nationaux ne pouvaient être privatisés. Ainsi, pendant longtemps, la privatisation de France Télécom[^7], devenue Orange semblait constitutionnellement impossible[^8] [^9]. Nous verrons par la suite que de tels obstacles peuvent être assez aisément levés par le législateur.

Il convient alors de dresser le tableau des principales caractéristiques d’un « service public national ». Au sens de la jurisprudence du Conseil d’État, il doit d’abord être un service public[^10] ; c’est ainsi qu’il juge que la Française des Jeux (FDJ) n’est pas un service public national. Aussi, un service public national doit présenter un caractère national[^11] ; c’est ainsi qu’il écarte encore cette qualification pour les Aéroports de Paris (ADP). Pour contrer cette dernière jurisprudence, plus de 200 députés ont proposé de faire se tenir un « référendum d’initiative partagée », pour affirmer, dans la loi, le caractère de « service public national » d’ADP. Si certains services publics sont définis par la jurisprudence du Conseil d’État ou du Conseil constitutionnel[^12] , il convient en effet de noter le rôle particulièrement important du législateur en ce qui concerne la qualification ou la déqualification de tels services publics nationaux.

B. La fragilité de la notion : le déclassement des « services publics nationaux »

Si les services publics nationaux ne sont pas privatisables, le principe trouve sa limite dans la volonté du législateur. Certains services publics, et notamment ceux qui relèvent des fonctions régaliennes de l’État, restent, eux, protégés par le juge[^13], de telle sorte qu’ils ne pourraient ultérieurement perdre la qualité de services publics nationaux. Le Conseil constitutionnel a bien affirmé la compétence du législateur en ce qui concerne la privatisation, de manière générale, mais eu égard aussi au neuvième alinéa du préambule de 1946. Dans sa décision n°86207 DC précitée, il précisait que la compétence réservée par l’article 34 de la Constitution permet au législateur de privatiser des services publics nationaux, dès lors que la Constitution n’a pas « exigé » qu’ils en soient. Cette jurisprudence laissait sous-entendre qu’un service public national par détermination de la loi pouvait être privatisé, même en l’absence de déclassement. Le Conseil est revenu sur celle-ci dans sa décision France Télécom précitée, en exigeant que le législateur prive le service public national de sa qualification avant de le privatiser.

Les doyens Rivero et Vedel estimaient, s’agissant des services publics nationaux, qu’ils sont constitués par le législateur « à raison de leur amplitude, de leurs formes et de leurs finalités », et que leur privatisation devra être précédée d’un déclassement dans les faits, au regard des trois critères qu’ils établissent[^14]. Dans sa décision n°86-207 précitée, le Conseil précise son contrôle de tels classements et déclassements. Il laisse alors une grande marge au législateur et ne contrôle que « l’erreur manifeste d’appréciation » du caractère de « service public national » d’une activité économique, ce qui nous amène à nuancer les propos des doyens Rivero et Vedel. En reconnaissant, dans cette même décision, que des services publics nationaux puissent être « érigés [comme tels] par l’appréciation du législateur ou de l’autorité réglementaire », il reconnaît la compétence quasi discrétionnaire du législateur en la matière.

Certains services publics nationaux échappent toutefois à l’appréciation du législateur en tant qu’ils ont été érigés par la Constitution elle-même.

II. La privatisation des entreprises publiques étrangères à la notion de service public : déclin de l’État interventionniste

Après avoir étudié la privatisation des services publics nationaux, il convient d’étudier celle des entreprises dites « concurrentielles ». C’est notamment le cas des télécommunications et des postes. Si les traités européens connaissent la notion de service public, ils imposent d’autres notions – et notamment celle d’aide d’État - qui justifient la privatisation d’entreprises publiques, dès lors justement, qu’elles ne prennent pas en charge une mission de service public (A). Enfin, la frontière entre les « services publics nationaux » et les entreprises concurrentielles semble poreuse, notamment par la forme législative que prend la privatisation des deux (B).

A. L’Union européenne : influence certaine de la privatisation des entreprises publiques « concurrentielles par nature »

Même si aux termes de l’article 345 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), « le présent traité ne préjuge en rien le régime de la propriété dans les États membres », et que l’Union européenne ne fait obligation d’aucune privatisation[^15], elle a eu une influence certaine sur la privatisation de certaines sociétés. C’est à travers la notion de « droits spéciaux ou exclusifs » mentionnée à l’article 106, §1 du TFUE que l’Union européenne contraint les États à soumettre les entreprises publiques au droit de la concurrence[^16]. Cette obligation faite aux États les conduit alors à s’interroger sur un éventuel transfert au secteur privé, dans la mesure où l’ouverture à la concurrence est susceptible d’engendrer des coûts supplémentaires pour la collectivité.

Si la Commission et la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) n’imposent pas la privatisation des entreprises publiques, elles restent en revanche très critiques sur la forme d’EPIC que prennent certaines entreprises publiques françaises, qui constitue salon elle une aide d’État au sens de l’article 87 TCE. Elle a notamment enjoint à la France d’abandonner cette forme juridique pour EDF[^17], La Poste[^18] ou encore la SNCF[^19].

Au-delà de ces considérations relatives à la sociétisation, et non à la privatisation de telles entreprises, le doctrine note tout de fois la forte incitation à la privatisation par la Commission[^20]. Ainsi, dans le cadre d’un plan de sauvetage d’une entreprise publique en difficulté en Italie, la Commission rappelle que « les autorités italiennes ont pris l’engagement vis-à-vis de la Commission de privatiser les deux sociétés existantes »[^21]. Dans le cadre d’une aide à la restructuration accordée à une banque par l’Autriche, la Commission précise encore que « la privatisation de Bank Burgenland était un préalable à l’autorisation, par la Commission » d’une telle aide[^22]. C’est ainsi que dans ses discussions avec les États membres, la Commission tend toujours à privilégier la privatisation des entreprises publiques, sans pouvoir la contraindre, afin de donner plein effet à la notion de concurrence libre et non faussée, et de réduire la dette des États.

Michaël Karpenschif[^23] parle alors, en ce qui concerne la neutralité de la Commission vis-à-vis de la propriété publique des États membres d’une « neutralité positive », selon laquelle les institutions de l’Union ne se prononcent pas sur l’opportunité d’une privatisation, tout en encourageant les États membres à emprunter cette voie. Il note également que l’Union reste compétente en ce qui concerne les modalités de telles opérations.

B. La forme législative de la privatisation : fragilisation de la distinction entre les SPIC et les entreprises publiques « concurrentielles par nature »

Par principe, c’est le législateur qui est compétent pour la privatisation des entreprises publiques, aux termes de l’article 34 de la Constitution, selon lequel sont intégrées au domaine législatif « les nationalisations d'entreprises et les transferts de propriété d'entreprises du secteur public au secteur privé. ». Cela requiert, pour les services publics nationaux, un déclassement que nous avons étudié plus haut. Nous avons déjà démontré que la levée de cet obstacle était relativement aisée en ce qui concerne les services publics nationaux par détermination de la loi. Nous démontrerons ici que la faiblesse de la protection constitutionnelle de cette notion tend à faire des services publics nationaux des entreprises similaires à des entreprises concurrentielles, tant les deux passent par une loi.

La compétence du législateur en matière de privatisation apparaît clairement dans la décision France Télécom du 23 juillet 1996, n°96-380 DC, où le Conseil constitutionnel précise que l’abandon de la participation majoritaire de l’État dans l’entreprise ne peut « résulter que d’une loi ». C’est ainsi que, face à la faiblesse de la protection de la notion de « service public national », une même loi peut déclasser un tel service public et le privatiser sans que n’apparaisse d’obstacle constitutionnel. Le parallélisme des formes trouve ici à s’appliquer.

S’il est vrai que le législateur est compétent dans bien des cas, il a pu déléguer son pouvoir au pouvoir réglementaire. C’est ainsi qu’aujourd’hui, le pouvoir exécutif peut procéder à la privatisation des entreprises de « second rang » - c’est-à-dire celles dont la majorité du capital n’appartient pas à l’État. Il reste cependant incompétent en ce qui concerne les entreprises de « premier rang », dès lors qu’elles embauchent plus de 500 personnes. Mais si cette compétence existe pour le pouvoir réglementaire, c’est bien parce que l’ordonnance n°2014948[^24], intervenue donc en matière législative, procède à cette délégation de compétence[^25].


[^1]: J-P. Valuet, « Privatisation et société privatisée », Répertoire des sociétés, ed. Dalloz, 1999 ; sur la notion de transfert de participations majoritaires : L. 19 juillet 1993, art. 2 ; sur la définition de l’entreprise publique comme « une entreprise dans laquelle la personne publique propriétaire détient plus de la moitié du capital social » : Cass. 3 mai 1988

[^2]: C. Manson, « Privatisations », Fasc. 178-50, JurisClasseur Sociétés Traité, ed. LexisNexis, 2016

[^3]: On peut aussi parler de « privatisation du régime juridique » : S. Brameret, « Privatisations d’entreprises », Fasc. 80, JurisClasseur Propriétés publiques, 2020

[^4]: France Télécom a été sociétisée en 1996, et privatisée en 2004.

[^5]: Reymond, “Une illusion qui dure.” Dossier “Privatisations, l’acharnement”. Le Monde diplomatique, juin 2019, p. 13

[^6]: Cons. const. 1971, Liberté d’association, n°71-44 DC

[^7]: Aujourd’hui, l’État reste bien actionnaire majoritaire d’Orange, sans détenir plus de 50% des actions. Le détail des actionnaires de l’entreprise peut être retrouvé sur https://www.zonebourse.com/cours/action/ORANGE4649/societe/, par exemple.

[^8]: Ainsi, N. Thirion écrit dans son article « Existe-t-il des limites juridiques aux privatisations » paru dans la Revue internationale du droit économique (2002, pp. 627-654) : « Ainsi, à s’en tenir au secteur des télécommunications, le droit français n’admet-il que la possibilité de transférer une participation minoritaire dans le capital de France Télécom, l’opérateur historique de télécommunications »

[^9]: Dans le rapport d’information de Gérard Larcher, le sénateur fait part de la possible inconstitutionnalité à privatiser France Télécom. Rapport d’information « L'avenir de France Télécom : un défi national », 1996. https://www.senat.fr/rap/r95-260/r95-260.html

[^10]: CE avis, 2018 n°394599

[^11]: CE avis, 2018, n°394599

[^12]: Le capital des entreprises gérant un service public national ne peut majoritairement être transféré au secteur privé : Cons. const, 2006, Loi relative au secteur de l’énergie, n°2006-543 DC

[^13]: Thirion, op. cit

[^14]: J. Rivero, G. Vedel, « Les principes économiques et sociaux de la Constitution : le préambule », Droit social, 1947, pp. 13 et suivantes

[^15]: A ce sujet, voir la communication de la Commission des communautés européennes du 11 septembre 1996, COM (96) 443 final, et notamment son point 16 : « la Communauté ne remet nullement en cause le statut, public ou privé, des entreprises chargées de missions d’intérêt général et n’impose donc aucune privatisation »

[^16]: Le deuxième paragraphe de cet article pose cependant une réserve en ce qui concerne les services d’intérêt économique général (SIEG)

[^17]: Commission des communautés européennes, 16 décembre 2003, décision relative aux aides d’État accordées par la France à EDF et au secteur des industries électriques et gazières ; EDF et GDF ont ainsi été sociétisées par la loi n°2004-803 du 9 août 2004

[^18]: Commission des communautés européennes, 26 janvier 2010, décision concernant l’aide d’État accordée par la France à La Poste ; La Poste a ainsi été sociétisée par la loi n°2010-123 du 9 février 2010

[^19]: Lettre de la Commission à la France du 11 février 2010 et l’enjoignant à modifier le statut de la SNCF ; la SNCF a été sociétisée par la loi n°2018-515 du 27 juin 2018

[^20]: G. Eckert, J-P. Kovar, « Entreprise publique », Répertoire de droit européen, ed. Dalloz, 2011

[^21]: Cité par G. Eckert et J-P. Kovar : décision no 98/212 de la Commission, 16 avr. 1997

[^22]: Cité par G. Eckert et J-P Kovar : décision no 2008/719 de la Commission, 30 avr. 2008

[^23]: M. Karpenschif, « La privatisation des entreprises publiques : une pratique encouragée sous surveillance communautaire », RFDA 2002, ed. Dalloz, p. 95

[^24]: Notamment son article 22

[^25]: C’est ainsi que, sur la base d’une loi, le Premier ministre a pu privatiser Air France par décret, sans que celui-ci n’encoure la censure devant le Conseil d’État (CE 2004, n°261288), dans la mesure où les modalités d’une telle privatisation avaient été définies par le législateur.