Le Défenseur des droits est-il utile ?
Article rédigé en 2019
Institué par la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008, le Défenseur des droits est une institution floue, à la fois police du respect des droits dans le service public et souvent lanceuse d’alerte à l’attention des pouvoirs publics, sous la forme d’une autorité administrative indépendante. Au travers de prises de position fortes (le dernier rapport en date pointe du doigt les institutions publiques françaises, accusées de “violence” envers les enfants), le Défenseur des droits développe une vision exigeante de l’administration dans son rapport aux administrés. Au-delà de ce rôle d’enquêteur, le Défenseur des droits est également une autorité que tout un chacun peut saisir dans un large domaine de compétences, lorsqu’il estime ses droits lésés par une administration, par exemple.
Le Défenseur des droits tel qu’il est issu de la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 et de la loi organique n°2011-333 du 29 mars 2011 (“LO”) absorbe plusieurs institutions préexistantes et endosse ainsi plusieurs rôles : ceux du “médiateur de la République” (1973), du “Défenseur des enfants” (2000), de la “Commission nationale de déontologie de la sécurité” (2000), et de la “Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité” (2004). Il intervient ainsi dans la défense des droits des usagers du service public, des droits de l’enfant, dans la lutte contre les discriminations et la promotion de l’égalité, ainsi que dans le respect de la déontologie des professionnels de sécurité ou l’orientation et la protection des lanceurs d’alerte.
Voulu comme un Defensor del Pueblo (“Défenseur du peuple”, Espagne) à la française, il n’est pas trop tôt pour dresser un tableau de la situation de cette institution nouvelle dans le paysage institutionnel français, et pour s’interroger sur l’utilité des moyens d’intervention du Défenseur des droits. Nous verrons d’abord qu’il est un contre-pouvoir indépendant mais lié à l’exécutif (I), avant d’étudier les moyens d’intervention dont il dispose pour sanctionner et alerter (II). Tout au long du développement, nous étudierons les particularismes français de cette institution par rapport à ses homologues européens.
I. Un contre-pouvoir indépendant mais lié à l’exécutif
Jouissant d’une légitimité et d’une indépendance constitutionnelles (A), le Défenseur des droits est souvent conceptuellement critiqué en doctrine par son lien avec le pouvoir exécutif, paradoxal compte tenu de la mission dont il est investi (B).
A. Un contre-pouvoir à l’indépendance constitutionnellement garantie
L’article unique dans la Constitution sur le Défenseur des droits, l’article 71-1, instaure un certain nombre de garanties pour assurer l’indépendance de l’institution. L’alinéa 4 de cet article dispose en effet que le mandat de Défenseur des droits est incompatible avec ceux de membre du Gouvernement ou du Parlement. Le même alinéa précise que son mandat de 6 ans n’est pas renouvelable. La loi organique du 29 mars 2011 va plus loin dans ces garanties d’indépendance en excluant tout cumul entre les fonctions de Défenseur des droits et celles de membre “du Conseil constitutionnel, du Conseil supérieur de la magistrature, du Conseil économique, social et environnemental ainsi [que de tout mandat électif]” (art. 3 LO). Le même article prévoit que ces fonctions sont incompatibles avec toute fonction ou emploi public, toute activité professionnelle, ainsi que toute présence dans les instances dirigeantes d’une entreprise. L’article 2 de la loi organique précise qu’il ne “reçoit, dans l’exercice de ses attributions, aucune instruction”.
Institué comme un Ombudsman face à l’administration kafkaïenne, le Défenseur des droits a pour mission notamment de défendre les droits et libertés des administrés dans leurs relations avec les administrations de l’Etat, les collectivités territoriales, les établissements publics mais également les organismes, publics ou privés, chargés d’une mission de service public. Il est également chargé de veiller au respect par les professionnels de sécurité des règles de déontologie. A ces fins, il peut être saisi par toute personne s’estimant lésée dans ses droits par une administration ou un service public (art. 5 LO). Le filtre parlementaire qui éloignait le médiateur de la République du citoyen souhaitant le saisir, “déformation la plus flagrante [de l’Ombudsman]”, n’est plus. Bien qu’il soit toujours possible à l’administré de passer par un député ou un sénateur pour saisir le Défenseur des droits (art. 7 LO), ça n’est plus une condition nécessaire à la recevabilité de la saisine. Voilà qui fait du sens : comment créer un Ombudsman, personnalité indépendante chargée d’examiner les plaintes formulées par les citoyens contre les autorités administratives et d’intervenir auprès du gouvernement, s’il ne peut pas être saisi directement par les citoyens ? Le Défenseur des droits peut également se saisir d’office (art. 71-1 Constitution), ce qui renforce l’idée d’un contre-pouvoir autonome.
Le Défenseur des droits trouve ainsi le fondement de son indépendance dans la Constitution, mais il n’est pas un pouvoir public constitutionnel. C’est la pratique de ses fonctions qui permettra à cette institution floue de s’imposer dans le paysage institutionnel français.
B. Une institution liée au pouvoir exécutif
Le mode de nomination du Défenseur des droits a pu faire douter de la réalité de l’indépendance constitutionnelle du Défenseur des droits. L’article 71-1 de la Constitution prévoit en effet qu’il est nommé pour 6 ans par le Président de la République au travers d’un décret en conseil des ministres. Le Parlement dispose certes d’un droit de veto sur cette décision, mais il semble particulièrement difficile à atteindre dans ses conditions : la nomination doit recueillir trois cinquièmes de votes négatifs au sein des commissions des Lois des deux assemblées pour être censurée (art. 13 Constitution). A l’inverse, dans l’Espagne contemporaine, le Defensor del Pueblo (Défenseur du peuple), modèle assumé du Défenseur des droits, est lui nommé à la majorité des trois cinquièmes par le Parlement, et il peut être destitué par celui-ci (art. 54 Constitution espagnole, art. 1 et 5 LO 3/1981 du 6 avril 1981). La nomination de Jacques Toubon (décret du 17 juillet 2014), actuel Défenseur des droits, avait recueilli 59,25% de votes favorables.
Il s’agit là d’une particularité française, l’Ombudsman est plus fréquemment associé au Parlement qu’au pouvoir exécutif. Le terme, d’origine suédoise, est en effet apparu sous le règne de Gustave IV (Suède) pour désigner la personnalité, bras droit du Parlement, qui recevait les plaintes des citoyens sur les illégalités ou les négligences commises par l’administration. L’Ombudsman est ainsi vu comme un moyen de contestation de l’exécutif par les citoyens, auprès du Parlement. On peut ainsi critiquer ce choix français, d’autant plus que l’une des missions constitutionnelles du Parlement est précisément le contrôle du Gouvernement (art. 24 Constitution).
Mais le pouvoir exécutif intervient encore dans la formation des collèges du Défenseur des droits, puisque le Premier ministre nomme les vice-présidents des trois collèges que compte l’institution, sur proposition du Défenseur des droits. Ces collèges sont par ailleurs présidés par le Défenseur des droits lui-même, nommé comme on vient de la voir, par le Président de la République.
Enfin, le législateur organique a semblé s’inscrire dans cette démarche de rattachement à l’exécutif puisque la loi organique prévoit que le Défenseur des droits rend compte de son activité au Parlement mais en premier lieu au Président de la République (art. 36 LO).
II. Des moyens d’intervention souples
Le Défenseur des droits se prononce en équité lorsqu’il est saisi ou se saisit d’office ; il dispose alors d’un large éventail de leviers d’intervention non répressifs (A). Mais le Défenseur des droits semble aussi être un “lanceur d’alerte institutionnel” (B).
A. Des leviers d’intervention dissuasifs mais non répressifs
Le Défenseur des droits dispose de leviers d’intervention qui ne sont pas répressifs, mais qui connaissent tout de même un certain succès : 80% des réclamations qui sont portées devant lui sont résolues par les voies amiables qu’il s’agit d’étudier.
Dans la continuité du médiateur de la République, le Défenseur des droits s’inscrit dans un esprit de médiation. Institué dans la double optique de résoudre certains des litiges opposant les administrés aux administrations ou organismes chargés d’une mission de service public tout en désengorgeant les tribunaux, il s’appuie sur des moyens d’intervention pas ou peu contraignants. Parmi eux, la médiation semble être la voie privilégiée. L’article 26 de la loi organique dispose ainsi que “le Défenseur des droits peut procéder à la résolution amiable des différends portés à sa connaissance, par voie de médiation”.
Aux fins du bon déroulement de l’instruction des réclamations qui lui sont présentées, le Défenseur des droits dispose d’un certain nombre de droits, parmi lesquels l'inopposabilité à son égard du caractère confidentiel ou secret d’une information, sauf à ce qu’elle touche à la sûreté de l’Etat, à la défense nationale ou à la politique extérieure. Le secret de l’instruction ne peut par exemple pas lui être opposé, et les personnes mises en cause devant lui doivent lui produire toute information et document utiles à l’instruction (art. 20 LO). Le Défenseur des droits entend par ailleurs toute personne qu’il juge utile d’entendre dans le cadre de son instruction (art. 18 LO). Ces dispositions trouvent leur garantie dans l’article 21 de la loi organique, en ce que le Défenseur des droits peut agir par voie de référé devant le juge compétent pour les faire appliquer. Le Défenseur des droits peut également pénétrer les locaux, publics ou privés, appartenant à une personne mise en cause devant lui (art. 22).
Le Défenseur des droits peut recommander toute mesure qu’il jugera utile à la garantie des droits et libertés ou à la résolution de l’affaire qui lui est présentée (art. 25 al. 1 LO). Ces recommandations n’ont pas de force contraignante et ne peuvent à ce titre pas être contestées devant le juge administratif, mais leurs destinataires sont tenus d’informer le Défenseur des droits des suites qui leur sont données (art. 25 al. 3 LO). Lorsqu’une recommandation n’a pas été suivie ou qu’elle a été insuffisamment suivie, le Défenseur des droits peut enjoindre les personnes concernées à prendre ces mesures (art. 25 al. 4 LO). Lorsque les injonctions n’ont pas été suivies, le Défenseur des droits transmet un “rapport spécial” à la personne concernée, qui est alors mise en mesure de formuler une réponse. Le Défenseur des droits peut rendre publics le rapport et l’éventuelle réponse de la personne mise en cause (art. 25 al. 5 LO). Cette disposition a permis au Défenseur des droits de publier certains de ses rapports spéciaux au Journal Officiel
Le Défenseur des droits peut enfin recommander à la personne mise en cause et à la personne plaignante de conclure une transaction, dont il recommande le contenu (art. 28 LO). En matière de discrimination, il peut proposer une amende transactionnelle d’un montant maximal de 15 000€ pour une personne morale et 3 000€ pour une personne physique. La transaction peut, dans ces cas, également être composée de l’affichage d’un communiqué, ou sa transmission au Comité d’entreprise, par exemple.
Le Défenseur des droits dispose ainsi d’un éventail large de pouvoirs, de l’instruction à la résolution. Ceux-ci sont majoritairement dissuasifs et dénués de force contraignante. La stratégie du Défenseur des droits reste celle du name and shame, puisque les autres sanctions (l’amende transactionnelle, par exemple) reposent sur le consentement de la personne sanctionnée. Cependant, conformément à l’article 40 du Code de procédure pénale, le Défenseur des droits est tenu d’informer le Procureur de la République de tous faits qui seraient de nature à être constitutifs d’un crime ou d’un délit. L’article 37 de la loi organique permet au Défenseur des droits de nommer des délégués sur le territoire, lui permettant ainsi d’instruire les réclamations plus rapidement.
De par ses compétences en matière de discriminations, le Défenseur des droits a pu enquêter par exemple sur le licenciement d’un salarié en raison de son handicap, lequel a pu utilement utiliser cette décision devant le Conseil de Prud’hommes pour contester son licenciement. Il est effectivement prévu par l’article 27 de la loi organique que le Défenseur des droits, saisi par “une personne s’estimant victime d’une discrimination ou invoquant la protection des droits de l’enfant, [...] l’assiste dans la constitution de son dossier et l’aide à identifier les procédures adaptées à son cas, y compris lorsque celles-ci incluent une dimension internationale”. Le Défenseur des droits peut également, de droit, présenter des observations écrites ou orales aux juridictions dans le cadre d’instances en cours. De même, les juridictions peuvent l’entendre lorsqu’elles l’estiment utile (art. 33 LO).
B. Le Défenseur des droits, un “lanceur d’alerte institutionnel” ?
Au-delà de sa dimension d’intervention dans des affaires particulières dont il est saisi ou dont il se saisit, le Défenseur des droits apparaît comme une source doctrinale du droit, en publiant des rapports thématiques qui interpellent les pouvoirs publics et qui recommandent des mesures réglementaires ou législatives. Ses décisions, codifiées et accessibles sur son site internet, forment une sorte de jurisprudence souple.
“Le Défenseur des droits mène toute action de communication et d’information jugée opportune dans ses différents domaines de compétence” (art. 34 LO). C’est ainsi que le Défenseur des droits publie des rapports thématiques, véritables enquêtes sur les institutions publiques. Ceux-ci sont souvent accompagnés de recommandations faites au pouvoirs publics de procéder à des modifications législatives ou réglementaires, permises par l’article 32 de la loi organique. C’est ainsi que le Défenseur des droits a pu analyser dans ses rapports des thématiques variées de son champ de compétence telles que les droits fondamentaux des exilés sur le territoire de Calais, l’accès des étudiants aux soins, la législation funéraire ou des cas plus spécifiques et médiatiques de maltraitance sur des enfants. Les prises de position du Défenseur des droits ouvrent et contribuent au débat public (il a par exemple publiquement pris position en janvier 2019 pour la “suspension” de l’utilisation des lanceurs de balles de défense, LBD).
Mais les recommandations de modifications législatives ou réglementaires prises conformément à l’article 32 de la loi organique exercent, en plus d’une influence sur le débat public, une influence sur les décideurs politiques. C’est ainsi que le rapport du Défenseur des droits “Lutte contre la fraude aux prestations sociales : à quel prix pour les droits des usagers ?” de septembre 2019 a influencé le législateur, lequel a introduit la notion de droit à l’erreur en Droit administratif, conformément aux préconisations de ce rapport. Le Défenseur des droits a également tiré un bilan de cette avancée législative dans un rapport “Le droit à l’erreur, et après ?” en mars 2019.
Il ressort de cette étude que le Défenseur des droits, Ombudsman aux particularités françaises, est institué sur le terrain de l’influence et non de la sanction par le législateur organique. En plus d’intervenir dans les affaires particulières qui lui sont soumises, il exerce sa position d’influence au niveau du débat public en préconisant des modifications législatives et réglementaires dans des rapports qui accusent parfois frontalement les institutions publiques (voir par exemple le dernier rapport relatif aux violences faites aux enfants par les institutions publiques, cité en première page).