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CEDH, 26 juin 2014, Mennesson et Labassée c/ France (arrêt "GPA")

Article rédigé en 2020

Pour des raisons morales, éthiques et politiques, les Etats sont libres de prohiber - c’est le cas du droit positif français - ou de légaliser le recours à des conventions de gestation pour autrui (GPA). Cette hétérogénéité du droit à l’échelle internationale n’est cependant pas sans poser de questions juridiques au regard de l’intérêt supérieur de l’enfant. Dans les affaires Mennesson et Labassée qu’il s’agit de commenter, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) a en effet eu à se prononcer sur la transcription d’actes de naissance à la suite de la conclusion régulière, à l’étranger, de conventions de gestation pour autrui. Les faits des deux espèces sont similaires : dans les deux cas, des couples ont eu recours à une telle méthode de procréation dans des États américains où la conclusion d’une telle convention était permise, et ont ensuite souhaité faire reconnaître la filiation en France entre les enfants nés de cette convention et les parents dits “d’intention”, c’est-à-dire ceux à qui les enfants étaient finalement confiés en vertu de la convention de gestation pour autrui.

Après des procédures judiciaires en France sur lesquelles il n’est pas utile de revenir dans le cadre du présent commentaire, la Cour de cassation a, par deux arrêts en date du 6 avril 2011 (Civ. 1re, 6 avr. 2011, n°10-19.053 et Civ. 1re, 6 avr. 2011, n° 09-17.130), refusé la transcription des actes de naissance d’enfants nés par GPA, au motif que la conception française de l’ordre public international s’opposait à une telle transcription. Si le Code civil prévoit bien en son article 16-7 la nullité absolue d’ordre public d’une telle convention, la question de l’intérêt supérieur de l’enfant se posait pour les parents “d’intention” des enfants nés par GPA dans des conditions régulières à l’étranger. La Cour de cassation précisera son raisonnement dans d’autres affaires, par deux arrêts du 13 septembre 2013 (Civ. 1re, 13 sept. 2013, n° 12-30.138 et 12-18.315), en estimant qu’en présence d’une fraude à l’interdiction faite de recourir à une convention de gestation pour autrui, “ni l’intérêt supérieur de l’enfant que garantit l’article 3, § 1, de la Convention internationale des droits de l’enfant, ni le respect de la vie privée et familiale au sens de l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ne sauraient être utilement invoqués”. La primauté, dans ce contexte, de l’intérêt supérieur de l’enfant sur la conception française de l’ordre public international, aurait comme conséquence, au sens de la Cour de cassation, d’“écarter tous les effets de l’interdiction, donc l’interdiction elle-même”.

Dans ce contexte, les époux Mennesson et Labassée saisissent la CEDH, en violation de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Conv. EDH). Il s’agit pour les requérants d’invoquer deux violations, par la France, à la Convention : d’une part, le droit au respect de leur vie familiale et d’autre part, le droit au respect de la vie privée des enfants requérants nés par GPA. Ils contestent en effet la primauté de la conception française de l’ordre public international sur l’intérêt supérieur de l’enfant, telle que jugée par la Cour de cassation ; c’est cette question de fond qu’il s’agit, pour la CEDH, de trancher.

La CEDH, par deux arrêts du 26 juin 2014 objets du présent commentaire, rejette l’analyse des requérants pour le premier moyen (droit au respect de la vie familiale - I), mais analyse l’espèce de la même manière qu’eux sur le second moyen (droit au respect de la vie privée des enfants - II). Sur le fond, elle se livre à une analyse inverse à celle du juge national et fait primer l’intérêt supérieur de l’enfant sur les considérations d’ordre public international. La France est par suite condamnée par la Cour à transcrire effectivement les actes de naissance litigieux en droit français.

I. Des difficultés concrètes résultant de la non-transcription, ne faisant pas obstacle au droit au respect de la vie familiale

Si les juridictions françaises et la CEDH s’accordent sur le fait que la non-transcription des actes de naissance des enfants nés par suite d’une convention de GPA entraîne des difficultés familiales juridiques concrètes (A), elles s’accordent également sur le fait que le droit au respect de leur vie familiale réside dans la possibilité, pour les requérants, de “vivre ensemble” sur le territoire national (B).

A. Des difficultés concrètes résultant de la non-transcription de l’acte de naissance en droit français

La Cour débute l’analyse de ce moyen par des considérations de fait : il ressort de son analyse que les enfants nés d’une convention de GPA sont susceptibles de rencontrer, dans leur vie administrative des “difficultés concrètes”, rejoignant ainsi l’analyse de la Cour d’appel de Paris. Cette analyse se retrouve dans le rapport de 2019 du Conseil d’Etat sur la révision des lois de bioéthique, selon lequel “en l’absence de transcription”, “dans les faits, la vie [des] familles est plus compliquée”. Dans le cadre des démarches administratives de la vie quotidienne, l’opposition à l’administration d’”actes d’état civil américains accompagnés d’une traduction assermentée” est, selon la Cour, de nature à susciter,  de la part de l’administration “suspicion” ou “incompréhension”. Les requérants font part d’arguments de fait concernant notamment la difficulté d’accéder à des services administratifs nécessaires à la vie d’un enfant, telles que la sécurité sociale, la cantine scolaire, ou encore des demandes auprès de la caisse d’allocations familiales. La Cour débute donc son analyse par des considérations de fait et non de droit.

En droit, la Cour estime que l’absence de lien de filiation a pour conséquence des difficultés pour accéder à la nationalité française, bien qu’une circulaire du ministre de la Justice du 25 janvier 2013 ait demandé à ses services de délivrer des certificats de nationalité française (CNF) aux enfants issus d’une convention de gestion pour autrui. Mais la Cour estime que subsistent à cet égard de sérieuses interrogations, puisque l’article 18 du Code civil dispose qu’”est français l’enfant dont l’un des parents au moins est français”, et que le raisonnement des juridictions françaises s’oppose justement à la reconnaissance d’un lien de parenté entre les enfants issus d’une convention de gestation pour autrui par le biais de la filiation, et donc de la transcription de l’acte d’état civil étranger en droit français. En effet, le Gouvernement se borne à estimer qu’une telle reconnaissance reste possible en application de l’article 47 du Code civil selon lequel les actes d’état civil établis à l’étranger font foi, même en l’absence de transcription, sauf pour les cas où l’acte serait “irrégulier, falsifié, ou que les faits qui y sont déclarés ne correspondent pas à la réalité”. Se pose alors la question, aux yeux des juridictions françaises, de la régularité de ces actes en France, puisque l’argument de la Cour de cassation pour rejeter la transcription était bien de conclure en une “fraude à la loi”. Les enfants nés d’une convention de gestation pour autrui se trouvent bien, au sens de la Cour, et eu égard au raisonnement de la juridiction française, dans une incertitude juridique quant à ce point, craignant que le CNF puisse être annulé en application de l’article 47 du Code civil.

B. Le rejet du moyen sur la base d’une possible cohabitation des parents “d’intention” avec leurs enfants issus d’une gestation pour autrui

Pour rejeter le moyen, la CEDH reprend pourtant le raisonnement de la Cour de cassation, pour laquelle la substance du droit au respect de la vie familiale réside dans le fait que les requérants, même en l’absence de lien de filiation, puisse cohabiter ensemble sur le territoire français sans craindre d’être séparés. En effet, dans ses arrêts en date du 13 septembre 2013, la Cour de cassation avait estimé que “le respect de la vie privée et familiale au sens de l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ne [saurait] être utilement [invoqué]” pour ce motif. Il était déjà constant dans la jurisprudence de la CEDH que le droit au respect de la vie familiale s’analysait davantage en terme de liens de faits qu’en terme de liens de droit (CEDH, 2 avril 2005, Monory c. Roumanie et Hongrie ; CEDH, 26 février 2002, Kutzner c. Allemagne, etc).

La Cour reprend son arrêt Wagner et J.M.W.L c. Luxembourg du 28 juin 2007 (n°76240/02) selon lequel l’existence du respect à la vie familiale s’apprécie de facto par un examen de la situation de fait des requérants, et qu’il suffisait, pour le juge national, de constater l’existence d’une “vie familiale effective”. Elle constate que l’avocat général français, qui réclamait la cassation, s’est correctement livré à cette analyse, en avançant que les enfants nés d’une convention de gestation pour autrui “[étaient] [élevés] par des parents génétiques et d’intention dans le cadre d’une cellule familiale de fait où [ils recevaient] l’affection, les soins, l’éducation et le bien-être matériel nécessaires à leur développement” et que la Cour de cassation s’était correctement conformée à cette analyse dans son arrêt, en ce qu’elle a conclu que l’absence de transcription “ne les empêche de vivre avec les époux [requérants] en France” (Civ 1re, 6 avril 2011, n°10-19.053).

Cette conception du droit au respect de la vie familiale peut être critiquée. Bien qu’effectivement, les autorités françaises n’ont pas, en l’espèce, retiré la garde des enfants nés d’une convention de GPA, il n’est pas déraisonnable de penser que les difficultés concrètes auxquelles ont pu faire face une telle famille (A) peuvent également être analysées en une rupture d’égalité entre celle-ci et une famille aux rapports biologiques. C’est sur le terrain du droit au respect de la vie privée des enfants que la Cour se fondera pour condamner la France à une transcription des actes d’état civil (II).

II. La méconnaissance, par la France, du droit au respect de la vie privée des enfants issus d’une gestation pour autrui

Par extension de ses jurisprudences antérieures, la CEDH estime que le droit à la filiation des enfants issus d’une convention de GPA est une composante de “l’établissement des détails de leur identité d’être humain”, elle-même composante essentielle du droit au respect de leur vie privée (A). La Cour rappelle par ailleurs que l’intérêt supérieur de l’enfant doit primer dans le raisonnement des juges nationaux sur la politique prohibitive de la GPA des Etats parties à la Convention, et cela même au-delà de la question spécifique de la GPA (B).

A. L’établissement des détails de son identité d’être humain, composante essentielle du droit au respect de la vie privée

Il est constant dans la jurisprudence de la CEDH que le droit au respect de la vie privée inclut l’”établissement des détails de son identité d’être humain”, et notamment le droit “à obtenir des informations nécessaires à la découverte de la vérité concernant un aspect important de son identité personnelle”, telles que “l’identité de ses géniteurs [ou] ses origines” (CEDH, 7 février 2002, Mikulić c. Croatie). Il est également constant dans la jurisprudence de la Cour que “la nationalité est un élément de l’identité des personnes” (CEDH, 11 octobre 2011, Genovese c. Malte). La situation ne s’apprécie pas différemment lorsqu’il s’agit d’enfants nés par suite d’une convention de gestation pour autrui.

Par cet arrêt, la CEDH réaffirme que la filiation constitue un élément essentiel de l’identité des enfants (CEDH, 13 juillet 2006, Jäggi c. Suisse), et étend donc le domaine jurisprudentiel du droit au respect de la vie privée précédemment évoqué aux enfants nés d’une convention de gestation pour autrui. Alors que la France n’a pas entendu nier la filiation résultant du jugement américain, le refus de la transcription de ce lien de filiation est, selon la Cour, de nature à “porte[r] atteinte à leur identité au sein de la société française” : au-delà de la simple reconnaissance de la valeur juridique de l’acte étranger, l’Etat se doit donc de positivement retranscrire cet acte dans son droit interne pour lui permettre de déployer tous ses effets. La Cour se fonde notamment sur l’exemple des droits successoraux, défavorables aux enfants dont l’acte d’état civil n’aurait pas été retranscrit dans l’ordre juridique interne.

La portée de cet arrêt peut néanmoins être relativisée en ce que la Cour, pour faire droit aux requérants, analyse la situation eu égard au fait que “l’un des parents d’intention est également géniteur de l’enfant”. On peut alors s’interroger sur la solution qui aurait été retenue pour le cas où aucun des parents “d’intention” n’aurait été géniteur biologique de l’enfant. Enfin, dans d’autres cas postérieurs à cet arrêt, les juridictions françaises ont pu refuser la transcription des actes de naissance qui ne correspondaient pas à la “réalité biologique”, condition posée par le Code civil pour la validité d’une transcription d’un acte d’état civil étranger (TJ Angers, 1re civ., jug., 17 févr. 2020, n° 17/01528 : le juge a refusé la transcription au motif que le mari du père de l’enfant né par GPA était désigné, dans l’acte étranger, comme étant la mère de l’enfant). Le raisonnement adopté par le juge européen des droits de l’homme peut néanmoins nous éclairer sur la logique à adopter dans ces situations, puisque la Cour de Strasbourg entend faire primer l’intérêt supérieur de l’enfant sur toute autre considération (B’).

B. L’intérêt supérieur de l’enfant, limitation absolue à la marge d’appréciation des Etats en matière de gestation pour autrui

En statuant dans le sens d’une primauté de l’ordre public international sur l’intérêt supérieur de l’enfant, la Cour de cassation a pu s’attirer les critiques d’une partie de la doctrine et de l’opinion publique. Elle s’était, d’ailleurs, trouvée en contradiction avec la juridiction administrative sur ce point. Le juge des référés du Conseil d’Etat, par une décision du 4 mai 2011, dans une autre affaire portant sur une convention de gestation pour autrui, avait en effet déjà fait primer l’intérêt supérieur de l’enfant sur l’ordre public français, estimant que celui-ci serait “sans incidence sur l’obligation, faite à l’administration par les stipulations de l’article 3-1 de la convention relative aux droits de l’enfant, d’accorder une attention primordiale à l’intérêt supérieur des enfants dans toutes les décisions les concernant”.

En se livrant à une analyse comparative de l’état des législations des Etats parties à la Conv. EDH, la Cour conclut “qu’il n’y a consensus en Europe ni sur la légalité de la gestation pour autrui ni sur la reconnaissance juridique du lien de filiation entre les parents d’intention et les enfants ainsi légalement conçus à l’étranger”. Alors qu’elle accorde une large marge d’appréciation aux Etats sur la légalité des conventions de gestion pour autrui, elle la relativise pour la reconnaissance du lien de filiation entre les parents d’intention et les enfants conçus légalement par GPA à l’étranger. Les politiques prohibitives des Etats ne sauraient en effet porter atteinte au droit au respect de la vie privée des enfants conçus légalement par GPA (B’). La Cour rappelle à plusieurs reprises dans sa décision que “le respect” de “l’intérêt supérieur des enfants [...] doit guider toute décision les concernant”, et que la marge d’appréciation des Etats parties à la Convention s’arrête à cette question. Cette jurisprudence semble donc retentir au-delà de la simple question de la gestation pour autrui. Contrairement au raisonnement de la Cour de cassation, qui avait fait primer l’ordre public international sur l’intérêt supérieur de l’enfant, la Cour de Strasbourg estime que dans les affaires posant la question de la compatibilité entre ordre public international et intérêt supérieur de l’enfant, ce dernier doit primer, “étant donné (...) le poids qu’il y a lieu d’accorder à l’intérêt de l’enfant lorsqu’on procède à la balance des intérêts en présence”.

Une partie de la doctrine a pu voir dans cet arrêt une décision plus politique que juridique, et portant atteinte à la souveraineté de l’Etat en matière de prohibition de la GPA. Certains auteurs en doctrine, comme Muriel Fabre-Magnan, ont pu extrapoler la portée de cet arrêt en avançant qu’“on peut dire que cela en est fini à terme de la prohibition de la gestation pour autrui mais aussi, par un effet collatéral majeur, de la prohibition de l’établissement des filiations incestueuses. La décision de la CEDH nous oblige, à terme, à lever la prohibition de l’inceste, plus précisément à supprimer l’interdiction d’établir une filiation incestueuse”. Reste à savoir s’il ressort réellement de l’intérêt supérieur de l’enfant “que tout un chacun ait connaissance de son origine incestueuse” (Myriam Doucet).

Toujours est-il que la Cour de cassation, à la suite de cet arrêt, a fait évoluer sa jurisprudence. Par deux questions adressées à la Cour de Strasbourg en application du Protocole n°16 de la Conv. EDH, elle interroge celle-ci sur l’importance ou non que l’enfant soit conçu avec les gamètes de la mère d’intention. A cette question, la CEDH rappelle une nouvelle fois la primauté de l’intérêt supérieur de l’enfant, et est donc d’avis que “l’appartenance” des gamètes n’a pas d’importance dans l’établissement du lien de filiation. La deuxième question posée par la Cour de cassation concerne le mode d’établissement de cette filiation : une filiation par voie d’adoption est-elle envisageable pour se conformer à l’article 8 de la Convention ? La CEDH estime qu’il relève de la marge d’appréciation des Etats que de déterminer les conditions d’établissement de la filiation, qui pourra donc se faire par voie d’adoption. C’est d’ailleurs cette solution qu’a retenu le Tribunal judiciaire d’Angers dans l’affaire précitée (A’).